Etats-Unis, 1974, 1h31
avec William Finley, Paul Williams, Jessica Harper
Winslow Leach, un pianiste talentueux passe une audition pour le célèbre producteur Swan. Mais celui-ci décide de lui voler sa musique afin de l'utiliser pour l'ouverture de sa nouvelle salle de concert, le Paradise. Alors que le musicien se rend au club pour se confronter à Swan, il est victime d'un horrible accident qui le laisse défiguré à vie. Devenu fou, Leach devient le Fantôme du Paradise, où il décide de se cacher afin de préparer sa vengeance...
Après plusieurs films indépendants à petit budget tournés à New York dans les années 1960, Brian De Palma s'installe en 1969 en Californie, bien décidé à faire une entrée fracassante dans le cinéma hollywoodien. Mais il doit vite déchanter : le premier long métrage qu'il tourne là bas, Get To Know Your Rabbit est un échec public, d'autant plus que le film est remonté par le studio sans son accord. Il doit donc revenir temporairement à un film d'épouvante plus modeste, Soeurs de sang, dont le succès lui permet de mettre enfin en chantier son premier film à gros budget, Phantom of the Paradise, qui s'attaque à deux genres hollywoodiens emblématiques, le film fantastique et la comédie musicale.
Plutôt que de fournir un banal film d'horreur musical, De Palma décide de faire de ce projet une œuvre à tiroirs, aussi labyrinthique que la salle de concert où se déroule l'intrigue. Tout d'abord, il écrit avec Louisa Rose (avec qui il a déjà écrit Soeurs de sang) un scénario qui emprunte à la fois au légendaire et à certaines œuvres littéraires fantastiques célèbres. Ainsi, le film se présente d'abord comme une version contemporaine du Fantôme de l'Opéra (1909) de Gaston Leroux, dont De Palma reprend la structure dramatique en la transposant dans l'univers de la pop music du début des années 1970, ce qui lui donne l'occasion d'adopter une forme musicale très en vogue à l'époque, celle de l'opéra rock. Mais il ne s'arrête pas là : à travers le personnage de Swan (interprété par le compositeur de la bande originale, Paul Williams), il donne vie à un méchant d'anthologie inspiré par le Méphistophélès de la légende de Faust, conte allemand du XVIeme siècle popularisé par la double version théâtrale qu'en donnera Goethe en 1808 puis 1832. D'autres références littéraires sont également à l’œuvre dans le film, à l'image de la créature du Frankenstein de Mary Shelley, personnage incarné par le chanteur Beef (Gerrit Graham) lors de la soirée d'ouverture du Paradise. Enfin, le thème fantastique du double affleure sans cesse à travers la relation entre Leach et Swan, renvoyant aussi bien à L'Etrange cas du Dr. Jekyll (1886) de Robert-Louis Stevenson qu'au Portrait de Dorian Gray (1890) d'Oscar Wilde.
Derrière cette intrigue tournant autour d'un artiste dépossédé de sa création par un producteur vorace et sans pitié se dissimule également une mise en abyme du destin personnel du cinéaste, le ton désabusé du film révélant la nature profondément satirique de Phantom of the Paradise. Bien que le film se déroule dans le monde de la musique, Swan apparaît rapidement comme l'incarnation même de l'industrie américaine du spectacle (et donc du cinéma), où le producteur est seul maître à bord et n'hésite pas à utiliser les créateurs comme une matière première modelable à volonté. C'est ce que subit le pianiste idéaliste qu'est Winslow Leach, qui apparaît ainsi comme un alter-ego à peine voilé de De Palma, qui fut lui aussi violemment confronté à la main-mise des producteurs sur son travail. A travers son film, le réalisateur organise alors une attaque en règle de la notion même de spectacle, ce que traduit le travail sur le décor même du film : le Paradise est en effet un lieu clos et totalement contrôlé par Swan, qui ne s'ouvre vers l'extérieur que pour en piller les ressources créatives jusqu'à les vider de leur essence, qu'il s'agisse du talent de compositeur de Leach ou de la voix de son égérie, Phoenix (Jessica Harper). La vengeance du Fantôme n'est donc pas si démente qu'elle n'y paraît puisqu'elle consiste à détruire ce lieu clos de l'intérieur, afin d'en exposer la dimension profondément manipulatrice dans le but de faire comprendre au public qu'il n'est pas maître de ses goûts. Ainsi, au delà de la satire des mondes de la musique et du cinéma, Phantom of the Paradise apparaît par extension comme une critique du système capitalistique tout entier, dont la force est de parvenir à tout recycler, jusqu'à ceux qui se rebellent contre le système.
Le film est également un moyen pour De Palma d'affirmer son style, dont la dimension maniériste éclate à chaque plan du film à travers les cadrages très composés, les mouvements de cadrage virtuoses, le goût pour le plan séquence ou les choix de montage originaux (notamment l'usage du split screen). A l'image de Peau d'Âne, la cinéphilie dévorante du cinéaste est également largement convoquée. Bien évidemment, le sujet même du film renvoie avant tout à une des adaptations antérieures du roman de Leroux, celle réalisée en 1925 par Rupert Julian avec Lon Chaney. Mais d'autres grands anciens sont convoqués, à l'image d'Orson Welles, De Palma reprenant, dans le cadre d'une séquence en split screen, la célèbre ouverture en plan séquence de La Soif du mal (1958). Plus insidieusement, l'obsession de contrôle qui anime Swan, matérialisée par son goût pour les écrans, révèle une pulsion voyeuriste typique de la filmographie du metteur en scène et qui s'inspire ici aussi bien du cinéma hitchcockien (plus particulièrement Fenêtre sur cour et Sueurs froides) que des films de Fritz Lang consacrés au personnage du Docteur Mabuse. Cette dimension cinéphile achève de complexifier Phantom of the Paradise, film faussement simple dont l'aspect gigogne ne cesse de se déplier jusqu'à son inévitable explosion finale.
Erwan Cadoret, extrait du livret d'accompagnement de la programmation 2019-2020 : Contes et Légendes
> Contes et Légendes : livret d'accompagnement de l'exposition (PDF)
> Contes et Légendes : livret de la programmation cinéma (PDF)