Un cirque qui exhibe des phénomènes de foire, humains difformes et différents... Différents ? Au-delà du film de monstres attendu, c’est le drame réaliste qui prend l’ascendant au point d’un renversement des hiérarchies qui pose toute la moralité du regard singulier de Tod Browning. Un film puissant et intemporel.
Impossible d'en finir jamais avec l'oeuvre prodige de Tod Browning, serpent de mer des ciné-clubs, araignée qui cavale dans la tête de générations de spectateurs hallucinés. Plus le monde court après l'idéal apollinien de la beauté zéro défaut (parce qu'il le vaut bien ?), plus les freaks (les « monstres ») apparaissent comme l'envers et l'enfer dionysiaques de cet idéal, renvoyant chacun à ses pires terreurs secrètes. Les créatures du film ne doivent rien à la palette graphique. Pensionnaires du cirque Barnum, elles étaient dans la vie comme à l'écran, effrayant les salariés de la MGM. Bien sûr, l'histoire suggère que les monstres ne sont pas ceux qu'on croit. Mais cela ne suffit pas à résorber la part de ténèbres convoquée par Browning, ce grand allumé dépressif. Pourquoi Hans, le nain du cirque, s'éprend-il donc de la sculpturale trapéziste Cléopâtre, alors que sa petite fiancée poupine est son évident alter ego ? Le film peut bien comporter l'une des scènes de vengeance les plus lyriques des annales. Et aussi un happy end, si l'on veut. Reste cette terrible malédiction, vieille comme l'invention du monde et du mélodrame, qui fait de chaque amoureux éconduit un freak, et vice versa.
Louis Guichard, Télérama